On voit naître en permanence, au sein des masses d'humains qui forment ensemble les classes sociales, actions et forces qui sont produites par la société, et par ce qu'ils subissent et vivent; mais, lorsqu'il existe une contrainte venue d'en haut, ces actions et ces forces n'atteignent pas le niveau de la conscience ; elles restent au niveau du subconscient. Jusqu'à ce qu'elles soient réveillées et révélées à la conscience et deviennent ainsi forces spirituelles; jusqu'à ce que les possibilités potentielles d'une force encore en sommeil, comme enflammée par une idée, donnent naissance à une force réelle et agissante; jusqu'à ce qu'elles deviennent comme un feu qui couve sous la cendre mais qui se transforme de temps en temps en flamme brillante et ardente. On sait que l'humain dans des circonstances critiques peut obtenir de son corps beaucoup plus que dans des conditions normales, et cela chaque fois qu'une force impérative le stimule avec suffisamment de tension et ainsi le prépare à accomplir sa tâche du moment. De même, dans la société, pendant les périodes critiques, on ne peut vaincre les résistances énormes que l'on rencontre que dès que la tension est suffisante, que les idées enthousiasmantes s'emparent de tout. Mais dès qu'elles ont montré leur force, que chacun s'est persuadé qu'elles étaient indispensables, ces idées s'installent comme des vérités premières. Elles se dogmatisent en vérité (prétendument) absolues et éternelles: elles se transforment en idéologie qui rendent les gens incapables de remplir leurs tâches nouvelles. Et voilà comment commence le déclin.
La réponse à toutes les questions que nous avons posé se trouve dans l'activité de l'esprit humain, dans cette capacité suprême qui fait que l'humain se met au-dessus des animaux. Il est dans la nature de l'esprit humain d'admettre comme vérité générale ce qui a été expérimenté une fois comme partie de la vérité, d'admettre comme bon et utile en toute généralité ce qui a été expérimenté comme bon et utile dans des circonstances particulières: on attribue à ces observations particulières une validité générale, absolue, valable partout et toujours. L'esprit est l'organe du général: il cherche à dégager du grand nombre de phénomènes et de leur complexité, les régularités, les caractères généraux, l'essentiel, tout ce qui permettra de déterminer ses propres actions. Mais dès qu'il oublie les limites de son expérience réelle, il commence à s'égarer et souvent, plus tard, la réalité le puni sévèrement de ses erreurs. L'erreur n'est pas le contraire de la vérité; elle est en fait une vérité limitée à laquelle on attribue à tort une importance trop grande, une validité trop générale. Mauvais, ce n'est pas le contraire de bon; c'est ce qui pourrait être bon dans d'autres circonstances mais qui est mis en pratique là où il ne convient pas.
Ceci veut dire qu'il faut voir et accepter la relativité des choses, qu'il faut apprendre à lutter pour des vérités qu'on sait ne pas être absolues, qu'il faut mettre toute ses forces en œuvre pour des nécessités temporaires, qu'il faut apprendre sans tomber aveuglement dans des illusions, qu'il faut se sacrifier avec le plus grand enthousiasme pour remplir une tâche temporaire. D'ailleurs on se rendra compte plus tard que l'accomplissement de cette tâche temporaire a, à chaque fois, décidé de l'avenir.
Ceci est vrai des luttes à venir. Les classes sont forcées d'agir par les nécessités immédiates, et se servent de la connaissance qu'elles ont acquise dans leur expérience de la vie. En principe et dans les faits, la tâche de la classe ouvrière est un problème à la fois simple et pratique: prendre en mains la production sociale et organiser le travail. On se demande comment peuvent s'élever ici doutes et hésitations. Elles résultent de ce que cette tâche simple est liée à tout un monde et à la construction d'un monde nouveau. Et il faut que ce monde nouveau existe d'abord sous forme de pensée et de volonté avant que tout acte créateur soit possible. Il faut vaincre d'énormes résistances internes, et aussi vaincre l'énorme pouvoir de l'ennemi, pouvoir matériel qui se joint à un pouvoir spirituel. Les vieilles idéologies pèsent lourdement sur le cerveau des humains, elles influencent toujours leur pensée, même lorsqu'ils sont mus par des idées nouvelles. Alors les objectifs sont vus de manière limitée et restreinte; on accepte les nouveaux mots d'ordre comme une religion et les illusions freinent l'action efficace. Presque toujours les défaites de la classe ouvrière dans le passé ont été causées par des illusions: illusion d'une victoire facile et rapide, illusion sur la faiblesse de l'ennemi, illusion sur la signification des demi-mesures, illusion sur la valeur des belles paroles de paix et d'unité. Et là où on voyait se manifester une méfiance instinctive et justifiée, certains essayaient- en vain naturellement- de combler le manque de force interne et de confiance en soi par des méthodes externes, par une contrainte dure et cruelle.
Voilà pourquoi la connaissance et la compréhension sont si importantes pour les ouvriers. Le développement spirituel est le facteur le plus important dans la prise de pouvoir par le prolétariat. La révolution prolétarienne n'est pas le produit d'une force brutale, physique; c'est une victoire de l'esprit. Elle résulte de la mise en œuvre des forces des masses ouvrières, mais ces forces sont aussi des forces spirituelles. Ce n'est pas grâce à leur gros poings que les ouvriers vaincront: les gros poings se laissent facilement duper par un cerveau rusé, par des escrocs, et sont facilement retournés contre eux-mêmes. Les masses ne vaincront pas parce qu'elles sont la majorité: sans organisation, sans savoir, cette majorité est impuissante face à une minorité bien organisée, capable et consciente de ses buts. Elles ne vaincront que parce que la majorité qu'elles forment développera sa puissance morale et intellectuelle à un niveau plus élevé que l'ennemi. Chaque grande révolution de l'histoire n'a triomphé que parce que dans les masses naissaient de nouvelles forces spirituelles. Une force brute et imbécile ne peut que détruire. Les révolutions au contraire, sont des constructions nouvelles résultant de nouvelles formes d'organisations et de pensée. Les révolutions sont des périodes constructives de l'évolution de l'humanité. Et plus encore que toutes les révolutions de jadis, la transformation qui fera des ouvriers les maîtres de la société, la mise en place d'une organisation du travail dans le monde entier, exigeront énormément de leur esprit et de leur force morale.
Cela la classe dominante le sait aussi bien que nous; elle le sait de manière plus instinctive; elle fait de son mieux pour éviter que les masses n'arrivent à cette compréhension et elle est aidée en cela par l'apathie des masses elles-mêmes. Voilà comment se pose le problème: une révolution ne pourra jamais être victorieuse si ces conditions nécessaires sont comme empêchées d'être remplies par avance. La solution se trouve dans les possibilités qu'ouvre l'échange réciproque entre action et pensée, c'est-à-dire l'auto-éducation révolutionnaire des masses.