Ces deux formes de lutte, le syndicalisme avec ses grèves, et le socialisme parlementaire, n’ont plus été que des instruments de réforme, la plupart du temps manipulés par les mêmes personnes, des chefs syndicaux siégeant au parlement. La doctrine réformiste affirmait qu’avec ces moyens, en cumulant les réformes parlementaires et la démocratie industrielle dans les usines, on allait graduellement transformer le capitalisme en socialisme.
Mais le capitalisme en fit autrement. Ce que Marx avait exposé dans ses études économiques sur la concentration de capital est devenu une réalité bien plus forte que ce qu’il avait probablement imaginé. La croissance et le développement du capitalisme au 20e siècle a entraîné une quantité de phénomènes économiques et sociaux nouveaux. Tout socialiste qui est pour une lutte de classe sans compromissions doit étudier attentivement ces changements, car d’eux dépend la manière dont les travailleurs doivent agir pour remporter la victoire et la liberté ; beaucoup de vieilles conceptions de la révolution peuvent maintenant prendre une forme plus définie. Ce développement a énormément augmenté le pouvoir du capital, il a donné à de petits groupes monopolistiques le pouvoir de dominer toute la bourgeoisie, ce qui a encore plus attaché le pouvoir d’Etat au grand capital. Il a renforcé dans la classe les instincts de mort, manifestes dans la montée de courants réactionnaires et fascistes. Il a affaibli la lutte des syndicats contre le capital, les rendant moins enclins à lutter ; leurs dirigeants sont devenus plus que jamais des médiateurs et même des agents du capital, dont le travail consiste à imposer aux travailleurs les conditions de travail insatisfaisantes que dicte le capital. De plus en plus les grèves prennent la forme de grèves sauvages, éclatant contre la volonté des dirigeants syndicaux, mais qui en prennent la direction dès que possible pour arrêter la lutte. Alors que sur le terrain politique tout est collaboration et harmonie entre les classes - dans le cas des PC cela s’accompagne d’un semblant de discours révolutionnaire - ces grèves sauvages deviennent de plus en plus la seule expression de luttes dures et réelles des travailleurs contre le capital.
Après la guerre ces tendances sont devenues plus intenses. La reconstruction - réparation des destructions et de la pénurie de forces productives - est une reconstruction capitaliste. La reconstruction capitaliste implique une accumulation de capital plus rapide, une augmentation des profits plus forte, une baisse du niveau de vie des ouvriers. Le pouvoir d’Etat acquiert la fonction importante d’organiser la vie des affaires. Dans l’Europe dévastée il devient la force fondamentale ; ses hauts fonctionnaires deviennent les directeurs d’une économie planifiée, réglementant la production et la consommation. Sa fonction spécifique est de maintenir les ouvriers soumis et d’étouffer tout mécontentement par des moyens physiques ou spirituels. En Amérique, où il est soumis au grand capital, c’est sa fonction principale. Les travailleurs ont maintenant contre eux le front uni du pouvoir d’Etat et de la classe capitaliste, généralement soutenu par les dirigeants des partis et des syndicats qui aspirent à négocier, avec les patrons et les cadres d’entreprise, les salaires et les conditions de travail. Et le mécanisme capitaliste d’augmentation des prix fait que le niveau de vie des ouvriers baisse à grande vitesse.
En Europe, en Angleterre, en Belgique, en France, en Hollande - et en Amérique aussi - les grèves sauvages se multiplient, menées encore par de petits groupes qui n’ont pas une conscience claire de leur rôle social ni d’autres buts, mais qui démontrent un esprit de solidarité splendide. Elles défient le gouvernement travailliste en Angleterre et sont hostiles au Parti Communiste qui est au gouvernement en France et en Belgique. Maintenant les travailleurs commencent à sentir que le pouvoir d’Etat est leur ennemi principal ; leurs grèves sont autant contre ce pouvoir que contre le pouvoir des maîtres capitalistes. Les grèves deviennent un facteur politique ; et quand les grèves prennent une ampleur telle qu’elles mettent à plat certaines branches d’industrie et qu’elles secouent le coeur même de la production, elles deviennent des facteurs politiques de premier ordre. Les grévistes eux-mêmes ne s’en rendent peut-être pas compte - de même que la plupart des socialistes -, ils n’ont peut-être aucune intention d’être révolutionnaires, mais ils le sont. Et graduellement ils prendront conscience, par nécessité, de ce qu’ils font d’instinct, et leurs actions deviendront plus directes et efficaces.
Ainsi, les rôles s’inversent peu à peu. L’action parlementaire n’est plus qu’une foire d’empoigne entre politiciens et ne sert qu’à duper les gens ou, au mieux, à rafistoler le vieux capitalisme pourri. En même temps, les grèves de masse des travailleurs tendent à attaquer sérieusement le pouvoir d’Etat, cette forteresse du capitalisme, et à devenir des facteurs plus efficaces de prise de conscience et de pouvoir social de la classe ouvrière. Certes, il y a encore un long chemin à faire ; tant qu’on verra les ouvriers se mettre en grève et reprendre le travail sur un simple mot d’ordre d’un chef ambitieux, ils ne seront pas mûrs pour de grandes actions d’auto-libération. Mais si on regarde les développements et les changements qui se sont opérés au cours du dernier demi-siècle, on ne peut que reconnaître l’importance de ces véritables luttes de la classe pour nos idées sur la révolution sociale.
On pourra étudier une autre fois les conséquences que cela entraîne pour les socialistes, du point de vue de l’élargissement du travail de propagande.
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