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Déprolétarisons-nous
--> par Anne Archet
Parfois, je me demande quelle serait l’attitude de mes contemporains par rapport à l’esclavage s’il n’avait pas été aboli au XIXe siècle. (Vous allez me dire, avec raison, que l’esclavage existe toujours — pas besoin de chercher bien longtemps pour trouver des esclaves, on n’a qu’à penser aux « aides domestiques » et aux « danseuses exotiques » immigrantes de ma ville — mais prenons quand même pour acquis, pour les besoins de ma démonstration, qu’il ait été effectivement aboli.)

Imagions que les esclaves, au lieu d’adopter la seule attitude saine d’esprit (qui consiste à s’enfuir dès que l’occasion se présente pour cesser d’être des esclaves) aient plutôt décidé de former des syndicats. Les esclaves auraient fort probablement réussi, à force de luttes épiques et tragiques, à améliorer leur sort. Ils auraient obtenu des congés, la diminution des coups de fouet, l’amélioration de leurs logements, de leur nourriture, peut-être même la possibilité de choisir avec qui ils peuvent se marier. Avec un peu de chance, ils auraient aussi pu former des partis politiques défendant leurs intérêts, agissant au nom de la classe esclave et faisant d’elle l’agent historique du changement social. Les esclaves auraient fini par chérir leur situation et même craindre de la perdre, de subir l’exclusion et de rejoindre les rangs du lumpen-esclavage. Bref : ils seraient devenus les premiers défenseurs de l’esclavagisme par leur incapacité d’imaginer un monde débarrassé du travail servile.

Serait-ce possible que nous souffrions du même manque cruel d’imagination en ce qui concerne le travail salarié ? Serait-ce parce que le travail tue en nous toutes nos facultés à imaginer une vie par delà le travail ?

Le travail nous oblige à consacrer l’essentiel de nos journées à des tâches qui nous n’avons pas choisies, à fréquenter des gens qui nous ont été imposés et qui sont impliquées dans des tâches similaires aux nôtres et dont le but premier est d’assurer la reproduction des relations sociales qui nous contraignent à survivre de cette manière. Mais ce n’est pas tout, loin de là. En récompense pour nos efforts et nos misères, nous recevons un salaire, une somme d’argent que nous devons — après avoir payé le loyer et les factures — apporter au centre commercial pour acheter de la nourriture, des vêtements, ce qui est nécessaire pour assurer la survie et pour se divertir. Même si cette activité est considérée comme un loisir, comme du « temps libre » par opposition au temps passé au travail, il n’en demeure pas moins qu’elle est obligatoire qui ne sert que marginalement à assurer notre survie — sont but premier étant encore d’assurer la pérennité de l’ordre social. Et pour la majorité des gens, les moments de leur vie qui sont libres de ces contraintes sont de moins en moins nombreux.

Selon l’idéologie dominante de cette société, cette existence pitoyable est le résultat d’un contrat social entre deux parties égales — égales devant la loi, en fait. Ainsi, le travailleur s’engage par contrat à vendre son travail à un patron pour un salaire dûment négocié. Mais un contrat peut-il être considéré comme librement consenti et équitable lorsqu’une seule des parties détient tout le pouvoir ? La réponse à cette question est évidente : si on s’y attarde un peu, on constate qu’il n’y a pas de contrat du tout, mais plutôt la plus violente des extorsions. La violence inouïe du salariat est particulièrement visible dans les marges du capitalisme, dans ces sociétés dites « en voie de développement » où des populations sont expulsées du territoire qu’elles occupent depuis des centaines de générations et se voient flouées de leurs capacités à déterminer les conditions de leur propre existence pas les bulldozeurs, les tronçonneuses et les excavatrices des maîtres du monde. Un tel manège dure depuis des siècles ; la terre et la vie est volée à grande échelle.

Dépouillés des moyens de déterminer les conditions de leur propre existence, on ne peut honnêtement croire que les exploités entretiennent des relations contractuelles libres et égales avec leurs exploiteurs. Le terme « chantage » serait selon moi plus adéquat. Et quels sont les termes de ce chantage ? Les exploités sont forcés de vendre leur temps et leur vie en échange de leur survie. Voilà toute la tragédie du travail ! L’ordre social basé sur le travail oppose radicalement la vie et la survie : se donner les moyens d’assurer sa survie supprime tous les moyens de vivre et se mettre à vivre met en péril notre survie. Le résultat affligeant d’un tel dilemme est que nous en sommes venus à penser qu’il est tout à fait naturel de sacrifier notre vie et nos désirs sur l’autel du travail, déité noire et cruelle qui n’accorde parcimonieusement ses faveurs que sous la forme de l’argent qui ne peut rien d’autre que nous offrir la survie.

Mais ce qui rend le travail particulièrement infâme, c’est que les conditions du salariat ne s’appliquent pas uniquement à ceux qui ont un emploi. Le chômeur qui se cherche un job par peur de se retrouver affamé et sans abri est enchaîné au monde du travail. Le bénéficiaire de l’aide sociale dont la survie dépend du bon vouloir de la bureaucratie providentialiste l’est tout autant. Même ceux et celles qui ont fait d’éviter de travailler une priorité telle qu’ils préfèrent arnaquer, voler ou fouiller dans les poubelles consacrent l’essentiel de leur temps et de leurs énergies à assurer leur survie — et sw retrouvent donc sous l’empire insidieux du travail.

Quelle est la base réelle du pouvoir derrière cette extorsion à grande échelle qu’est le travail ? Il y a évidemment les lois et les tribunaux, la police, l’armée, les amendes et la prison, sans oublier la peur du froid, de la faim et de la misère — qui sont tous des aspects réels et importants de la domination sociale. Mais je doute que l’État le plus puissant soit en mesure à lui seul de généraliser et d’imposer le travail. La vraie racine de toute domination est la soumission des esclaves, leur décision d’accepter la sécurité d’une misère et d’une servitude connue plutôt que de prendre le risque de l’inconnu et de la liberté — leur acquiescement à échanger une possibilité de vivre pleinement qui n’offre aucune garantie contre une survie insipide, mais garantie. L’esclavage se perpétue tant que les esclaves acceptent d’être des esclaves. Le travail se perpétue tant que les travailleurs acceptent d’être des travailleurs.


Les relations sociales d’exploitation de classe ne sont pas des phénomènes simples. Les idéologies ouvriéristes, qui sont basées sur l’idée d’une classe sociale objectivement révolutionnaire définie selon sa relation aux moyens de production, négligent la masse des individus qui, dans le tiers-monde, mais aussi dans les sociétés industrialisées, se sont fait voler leur vie par l’ordre social existant, mais qui n’arrivent pas à trouver leur place dans son appareil de production. Ce faisant, l’ouvriérisme (j’inclus ici les diverses variantes du marxisme, mais aussi les versions gauchistes de l’anarchisme que sont l’anarcho-syndicalisme et le communisme libertaire) ne peut offrir qu’une conception étriquée de l’exploitation et de l’action révolutionnaire.

Dans sa plus simple expression, une société de classe est celle où l’on retrouve deux groupes d’individus : ceux qui dominent et ceux qui sont dominés, ceux qui exploitent et ceux qui sont exploités. Un tel état social ne peut émerger que lorsque les individus ont perdu leur capacité à déterminer eux-mêmes les conditions de leur propre existence. Donc, la qualité essentielle partagée par les exploités est leur aliénation, la perte de leur capacité à déterminer leur propre vie.

Quant à la classe dominante, elle est définie selon son projet d’accumuler le pouvoir et la richesse. Bien qu’il y ait de nombreux conflits en son sein, une compétition féroce pour le contrôle des ressources et du territoire, son ambition de régir l’ensemble des êtres vivants sur la planète les transcende tous et constitue un projet positif pour la classe dominante.

Les exploités, quant à eux, ne bénéficient pas d’un tel projet positif pour les définir en tant que classe. Ils sont plutôt déterminés par ce qu’ils subissent, par ce qui leur est enlevé, dérobé. Historiquement, le prolétariat a été formé par des individus arrachés au mode de vie qu’ils ont toujours connu et plongés dans une nouvelle communauté crée de toutes pièces par le capital et l’État — une communauté de travail et d’échange de biens et de services décorée par une quelconque construction idéologique (nation, religion, ethnie, race…) par laquelle l’ordre dominant a pu créer des identités qui permettent de canaliser la révolte individuelle. Une identité prolétarienne positive, unifiée autour d’un projet positif ne trouve aucun écho dans la réalité puisque ce qui définit un prolétaire est le fait qu’on a volé sa vie, qu’il est devenu un pantin, un agent du projet de la classe dominante.

L’ouvriérisme trouve ses origines dans les théories révolutionnaires européennes du XIXe siècle — particulièrement le marxisme et le syndicalisme révolutionnaire. À cette époque, les pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord étaient en voie d’industrialisation et l’idéologie dominante, basée sur l’idée de progrès, associait le développement technologique et la libération sociale. En tant qu’idéologie progressiste, l’ouvriérisme considère le prolétariat industriel comme étant objectivement révolutionnaire parce qu’il est en position de prendre le contrôle des moyens de production capitalistes (qui, en tant que produits du progrès, sont considérés comme intrinsèquement libérateurs) et de les mettre à leur service pour le plus grand bien de l’humanité. En faisant abstraction de l’immense majorité de la population mondiale — ainsi qu’une part non négligeable des exploités des zones industrielles qui ne sont pas des prolétaires — les théoriciens ouvriéristes ont pu inventer un projet positif pour le prolétariat, une mission historique objective. Le fait que ce projet soit fondé sur l’idéologie capitaliste du progrès fut commodément oublié. À mon humble avis, les luddites étaient beaucoup plus lucides lorsqu’ils prirent l’industrialisme pour ce qu’il était : un nouvel outil des maîtres pour mieux les déposséder.

Le processus de dépossession et d’aliénation est accompli depuis longtemps en occident (bien qu’il ait toujours cours pour maintenir la plupart des individus en sujétion) alors que dans le Sud, ce processus en est encore dans ses premiers stades. Il y a donc eu plusieurs changements importants dans le fonctionnement de l’appareil productif dans les pays développés. Les postes d’ouvrier industriel qualifié ont fortement tendance à disparaître, les qualités recherchées chez les travailleurs devenant de plus en plus la flexibilité, la capacité d’adaptation — en d’autres mots, la capacité à devenir un simple rouage interchangeable et jetable après usage de la machine du capital. De plus, les usines tendent à avoir moins besoin de main-d’œuvre grâce aux développements technologiques et aux nouvelles techniques de gestion qui permettent un processus de production décentralisé et qui limite les besoins de main-d’œuvre à des postes de surveillance et d’entretien des machines.

Ce qui signifie en pratique que nous sommes tous et toutes, en tant qu’individus, des facteurs de production interchangeables et pleinement remplaçables — dans un charmant esprit égalitariste typique du capitalisme où nous sommes tous égaux… à zéro. Dans les sociétés développées, cette évolution a eu pour effet de pousser un nombre croissant d’exploités dans une condition de vie particulièrement précaires travail à temps partiel dans le commerce au détail ou les services, travail saisonnier, chômage cyclique plus ou moins chronique, travail au noir, délinquance, itinérance, incarcération prolongée. L’emploi stable et ses promesses de sécurité — même au prix de renoncer à sa propre vie — se raréfient à un point tel que les illusions engendrées par le consumérisme n’arrivent plus à cacher que la vie dans un système capitaliste a toujours été vécue sur le bord du gouffre de la catastrophe.

Dépossession, aliénation, précarité, interchangeabilité : voilà le lot de la masse des individus qui forme la classe exploitée à travers le monde. Si cela signifie que notre civilisation marchande a crée en son sein une classe de barbares qui n’ont fondamentalement rien à perdre à l’abattre (et certainement pas de la façon dont l’avaient imaginé les idéologues ouvriéristes), d’un autre côté, la condition de dominé n’offre pas en elle-même une base pour un projet positif de transformation de la vie. La rage provoquée par les conditions de vie misérables peut aisément être canalisée vers des projets qui servent l’ordre établi ou tout simplement les intérêts de l’un ou l’autre de ses dirigeants. Au XXe siècle, les exemples d’exploitation de la rage des exploités pour nourrir des projets nationalistes, religieux ou démagogiques qui n’ont fait que renforcer l’ordre social sont si nombreux que bien malin serait celui qui arriverait à les compter. La possibilité de mettre fin au capitalisme est aussi, sinon plus grande que par le passé, mais la foi dans l’inévitabilité de la révolution sociale ne peut plus prétendre reposer sur une base objective.

Il est selon moi nécessaire de comprendre que l’exploitation ne s’exerce pas seulement dans le contexte de la production de la richesse, mais aussi par la reproduction des relations et des rôles sociaux. Il est dans l’intérêt de la classe dominante que tous et chacun aient un rôle, une identité qui sert à la reproduction des relations sociales. La race, le sexe, l’ethnie, la religion, l’orientation sexuelle sont tous des constructions sociales dont l’utilité est d’assurer la pérennité des systèmes de domination hiérarchiques. Dans les zones les plus avancées du capitalisme où le marché régit la plupart des relations entre les individus, les identités sont en grande partie définies à partir de marchandises qui les symbolisent ; leur interchangeabilité devient gage de reproduction sociale, comme c’est le cas dans la production économique. Et c’est précisément parce que les identités sont des constructions sociales en plus d’être des marchandises commercialisables qu’elles doivent être prises au sérieux et analysées avec soin, dans toute leur complexité, avec l’objectif conscient d’aller au-delà de ces catégories jusqu’au point où nos différences mutuelles sont des reflets de notre propre subjectivité.

Parce que la condition de prolétaire n’offre aucun projet positif, notre projet doit être celui de détruire notre condition de prolétaire en mettant fin à notre dépossession, à notre aliénation. L’essence de ce que nous avons perdu n’est pas le contrôle des moyens de production ni la richesse matérielle ; ce sont nos propres vies, notre propre capacité à créer notre existence selon nos propres besoins, nos propres désirs. Notre lutte est donc permanente et se déroule sur tous les terrains, puisque nous devons détruire tout ce qui agit pour nous déposséder de notre vie : le capital, l’État, le travail, l’idéologie, la morale, l’esprit de sacrifice, ainsi que toutes les organisations — même de gauche, même ouvriériste — qui tentent de réifier notre révolte et d’usurper notre lutte. Bref : tous les systèmes de contrôle.

Un esclave qui lutte contre l’esclavagisme tout en voulant rester un esclave ne fait aucun sens. Si le fait d’être un travailleur qui lutte contre le capitalisme tout en embrassant son identité de prolétaire n’est pas plus sensé. L’insurrection commence par le refus de se soumettre, par le rejet de la condition et du rôle de prolétaire — le prélude à la réappropriation de notre vie.

Anne Archet

Ecrit par Wellcome, le Mercredi 12 Décembre 2007, 12:24 dans la rubrique Textes.