On a déjà tout vu et entendu en détail de la manifestation contre l’OTAN du 4 avril 2009 à Strasbourg. Je ne vais donc pas en faire le récit. Mais livrer quelques impressions, analyses et conclusions personnelles.
Le sommet de l’OTAN à Strasbourg : une occasion unique de mettre sur le devant de la scène le débat sur les interventions militaires en Afghanistan, sur l’impérialisme occidental ou encore sur la militarisation de la société. Le système démocratique avait de lui-même commencé à révéler qu’il n’était pas soluble dans le militarisme : les restrictions de liberté aberrantes qui avaient été mises en place à Strasbourg avaient confronté une large part de la population aux contradictions entre armée et démocratie. Il ne suffisait plus, pour ainsi dire, qu’à pousser la porte qui avait été ouverte. Une ville quadrillée, les libertés des citoyens bafouées, un État policier, tout cela pour quelques milliers de manifestants pacifiques venus témoigner de leur horreur de la guerre et de l’impérialisme occidental : le contraste eut été saisissant.
Malheureusement, il n’en a pas été ainsi. Quelques centaines d’activistes sont parvenus à renverser la signification de cet événement au profit des gouvernants sans scrupule qui se réunissaient plus loin, et de leur police. Le déploiement policier ainsi que la répression qui ont eu lieu se sont transformés en une légitime protection policière face à une vague de dévastation aveugle déferlant sur la ville. La violence et la destruction ont changé de camp. Ces activistes ont tendu le bâton qui nous a fait tou-te-s battre, physiquement et politiquement1.
Si j’étais en charge du Ministère de l’Intérieur, de la Préfecture, de l’armée, du déroulement de ce sommet de l’OTAN, j’aurais tout fait pour que la manifestation dérive dans le sens où elle a dérivé. Je n’aurais pas simplement remercié en mon for intérieur les collaborateurs dévoués qui ont agi de la sorte, j’aurais mis tous les moyens en œuvre pour qu’il en soit ainsi.
D’où je parle
Mais avant d’aller plus loin je dois préciser d’où je parle. Je me sens plutôt libertaire. J’ai une expérience des mouvements non-violents et des actions de désobéissance civile. Ces dernières années, j’ai fréquenté des personnes qui se revendiquent proches de la mouvance autonome. Nous avons pu avoir de longues discussions sur nos sensibilités, nos moyens d’action, qui m’ont fait traverser la frontière des préjugés les plus répandus contre ces formes d’action considérées comme « extrémistes », dont j’ai pu sentir et comprendre pour une part la sensibilité et la logique. J’ai pu avancer dans la compréhension de certaines formes d’action que je n’utilise pas ni ne cautionne. Nous avons pu apprendre à nous respecter, et pour cela il en a fallu des heures d’âpres débats où l’on maîtrise sa colère, et des actions communes. Mais revenons à nos moutons.
Définitions
Prendre en sandwich des manifestants pacifistes, certains invalides ou âgés, en les encerclant littéralement d’actes de casse et de confrontation armée avec la police, ne correspond pas à la définition que je me fais du respect.
Monter sur une butte pour caillasser, cagoulés, les forces de l’ordre qui se trouvent de l’autre côté, puis courir se cacher dans la foule, non-préparée, qui endure collectivement les ripostes (bombes lacrymogènes et assourdissantes, charges, flashballs), ne correspond pas à la conception que je me fais du courage.
Dans une atmosphère de chaos complet, de nombreuses personnes sous le choc, certaines en pleurs, hagardes d’émotion, se replient comme elles peuvent du front où se livre la bataille vers l’arrière, et pour cela passent en file au milieu de l’étroit passage qui leur est laissé dans un barrage de policiers-robocops. Ces derniers les visent à la tête avec des flash-balls en les suivant au viseur, à à peine deux mètres d’eux. Quand ces personnes lèvent les bras en l’air pour passer, en guise de « drapeau blanc », venir les voir et leur dire sur un ton méprisant « sois un vrai homme, baisse tes mains, tu n’as pas de fierté, baisse les mains, be a real man », correspond par contre tout à fait à ma définition du virilisme (qui est un pilier de la culture militaire, soit dit en passant).
Brûler la pharmacie qui est l’un des uniques commerces restants du quartier populaire le plus pauvre de Strasbourg, ne me semble pas être un moyen d’action ni un objectif particulièrement pertinent pour lutter contre l’OTAN.
Jeter des pierres sur des policiers-robocop, faire reculer une poignée de policiers de quelques mètres avant de s’enfuir, ne rentre pas non-plus dans mes motifs de fierté.
Enfin pour moi, assumer mes actes c’est accepter de me mettre éventuellement en danger, sans mettre en danger les autres contre leur volonté.
Mais visiblement, nous n’avons pas tous le même dictionnaire.
La non-violence ?
Soyons clairs. Il n’y avait pas la non-violence d’un côté, la violence de l’autre. Manifester en cortège n’a pas plus à voir avec une action non-violente que casser une vitrine. En réalité, la manifestation telle qu’elle était prévue par les grandes organisations était sans doute une action « sans violence » mais en aucun cas une « action non-violente » (c’est à dire une action qui s’inscrit dans la dynamique de la non-violence active). Les actions non-violentes dont nous avons entendu parler lors de ce contre-sommet se sont notamment déroulées le matin même du 4 avril à l’initiative de certains mouvements allemands ainsi que des « Désobéissants », et ces actions de blocages, qui ont parfois tenu quelques heures, auraient été plutôt réussies selon les échos que nous en avons eu de part et d’autre.
Mais revenons à notre champ de bataille.
Alors que la
manifestation est bloquée par la police devant un goulot
d’étranglement, et que les cagoules noires s’avancent vers
l’avant du cortège, des militants pacifistes tentent de les
bloquer par une chaîne humaine. C’est peine perdue d’avance, et
la partie est vite perdue en effet : les cagoules sont les plus
fortes à ce bras de fer. On est alors dans une logique où c’est
la force physique qui donne raison. Ce sont ceux qui ont la puissance
physique d’écraser les autres qui font prédominer leur logique.
Ce sont donc les cagoulés.
Aurait-on pu faire autrement à ce stade de la manifestation ? Comment aurait-on pu éviter, à ce moment, le dérapage dans une atmosphère de guerre ? En dépit des apparences, cela ne me semble pas être la bonne question. En effet, une fois que le décor est en place, il est difficile d’échapper à certains scénarios.
La non-violence se joue avant…et ailleurs.
En réalité, une fois que les éléments sont réunis, il devient difficile d’échapper aux conséquences logiques de la situation. Si vous mettez du lait dans une casserole sur le feu, ne vous étonnez pas que la casserole déborde. La non-violence n’est pas une recette magique que l’on applique à toute situation.
Dans le cas qui nous intéresse, avoir le souci de la non-violence dans l’action revenait à s’y prendre différemment dès la préparation de l’action. Réunir des autonomes et des pacifistes en masse au même endroit et au même moment est une configuration qui pouvait difficilement déboucher sur l’harmonie. Pas besoin d’être devin pour le savoir d’avance. C’est donc au niveau de la préparation qu’il semble important de mettre en place des scénarios réalistes pour éviter de déboucher sur des traumatismes collectifs comme celui-ci.
Mais je crois qu’il faut aller beaucoup plus loin : la non-violence commence dès l’analyse de la situation. Ce n’est pas par simple folklore que les formations à la mise en place de campagnes d’action non-violente commencent par « l’analyse de la situation ». Cette analyse préalable des forces en place, des systèmes de pouvoir, des alliés potentiels, du contexte social, géographique, culturel, de la distribution des responsabilités, etc., conduira à adapter chaque campagne, chaque action, à ce contexte à chaque fois différent.
Analyser différemment la situation n’aurait donc pas forcément conduit à organiser un contre-rassemblement monstre ponctuel, au moment même et sur le lieu exact où se réunissait l’OTAN. Mais cela aurait peut-être conduit, qui sait, à des actions plus ciblées, plus décentralisées et locales, décalées par rapport à la logique binaire de confrontation directe, et dans tous les cas, inscrites dans la durée. L’analyse de la situation offerte par la non-violence aurait peut-être conduit à « excentrer la question du pouvoir », comme le dit Miguel Benassayag, et à se réapproprier notre calendrier et notre géographie militant-e-s …là où on nous attend moins.
En tirer les conclusions
Cette expérience confirme des impressions que j’avais engrangées ces dernières années sans aller jusqu’au bout.
Depuis plusieurs années je constate que je me sens à l’aise et prêt à prendre des risques, parfois relativement importants, lorsque je participe à une action explicitement et strictement non-violente, préparée et cadrée en ce sens.
Mais qu’à l’inverse je me sens en insécurité dans les actions qui mêlent des pratiques dont les logiques sont tellement opposées qu’elles en deviennent frustrantes et surtout dangereuses. Comment oser prendre le risque de la non-violence lorsque l’on sait qu’à tout instant le fragile équilibre qui soutient cette prise de risque peut être saboté par des personnes qui sont là pour agir dans un sens opposé ?
Pour pouvoir prendre des risques, pleinement des risques, j’ai besoin d’être rassuré. Et pour moi ce facteur de réassurance c’est le cadre de la non-violence.
Une conclusion que je tire de cette journée de chaos éprouvante, est donc la suivante : agir dans des cadres qui me conviennent, où je me sens respecté, où je peux prendre des risques.
Je veux cesser de me raconter des histoires avec la « diversité des tactiques », qui présuppose que les actions violentes et non-violentes peuvent cohabiter sans aucun problème dans une même action globale. En réalité ces actions présupposent une dynamique et une logique qui sont difficilement compatibles.
Lorsque les mouvements non-violents qui mettent en œuvre des pratiques d’intervention civile non-violente dans des zones de conflit, acceptent de dialoguer avec les militaires sur les stratégies de défense, ils sont confrontés au même problème. Les militaires insistent sur la complémentarité des deux types d’action sur le terrain du conflit. Ils ont tout intérêt à accompagner leur action d’autres actions civiles estampillées « non-violentes », qui viendront au mieux respectabiliser et blanchir leur action. Au contraire, les mouvements non-violents insistent sur le fait que les deux logiques sont antinomiques et que l’intervention militaire viendrait annihiler le sens même et l’efficacité de la démarche non-violente entreprise sur le terrain d’un conflit armé.
La problématique n’est pas fondamentalement différente avec les actions directes.
Autant l’action militaire me semble incompatible avec l’intervention non-violente pour faire cesser un conflit armé, autant les actions décrites ci-dessus me semblent incompatibles avec des actions non-violentes pour lutter ensemble et au même moment contre l’OTAN et sa culture.
Je rejette l’OTAN car il constitue un système de domination des plus puissants sur les plus faibles, parce que c’est l’un des fers de lance du militarisme (dont le virilismes constitue l’un des fondements culturels). Ce n’est pas en le mimant dans mes pratiques (en dominant les moins puissants que moi, en cultivant le virilisme) que je vais avancer… Ce n’est pas en me transformant en petit militaire que je vais affaiblir le système militaire.
Suite à l’action, Pierre, militant anarchiste, ancien réfractaire à la guerre d’Algérie, entre dans une colère noire : « Je n’ai pas refusé d’être soldat pendant la guerre d’Algérie pour me faire embrigader dans une guérilla contre mon gré ! »…
Post scriptum :
Mon malaise n’est pas politiquement correcte.
De retour dans ma région, difficile de me faire entendre. Je me sens pris entre le discours condamnateur et bien-pensant de ceux qui aimeraient bien me faire dire que « les Black Block, c’est mal », et les camarades libertaires d’affinité autonome qui n’ont pas vécu tout cela, et qui sont peut-être pires sans le vouloir.
Encore sous le choc quelques jours plus tard, je voudrais pouvoir leur exprimer ma stupéfaction et ma douleur, les rêves mortels qui me hantent, mon incapacité à sortir de cet état un peu hébété où je revis sans cesse ces violences en noir ou en bleu, où les visages cagoulés se fondent avec les visages casqués en autant de spectres qui me nouent le ventre et me paralysent. Mais ils n’ont pas vécu cela. Ils n’ont pas senti remuer dans leurs entrailles les blessures au même endroit où la violence a déjà laissé des marques indélébiles dans le passé. Ils n’ont pas senti que c’était la même chose qui revenait, effrayante, ressentie au plus profond.
Ils ont simplement lu les analyses publiées sur les médias autonomes bien-pensants. Des textes triomphateurs, écrits par ceux-là même qui rédigent la version officielle de la mouvance autonome. Ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Les plus faibles, les blessés, rarement. Ils gênent l’idéologie. Ce n’est pas nouveau. Toutes les guerres en témoignent.
J’ai bien senti qu’à partir du moment où mon discours ne rentrait pas dans les attentes des camarades autonomes que j’ai pu croiser, il cessait de les intéresser. Je leur aurais parlé de la violence atroce de la police et de la douleur des pauvres participants tabassés sans motif, l’accueil aurait été différent. Il aurait correspondu à l’idéologie officielle qu’ils voulaient valider. Mais critiquer la violence des nôtres, c’est être l’agent de l’ennemi, l’apôtre du défaitisme. Toutes les guerres en témoignent.
Ma douleur n’est pas conforme à leurs attentes. Dès que mon témoignage s’échappe de la version autorisée, je les vois s’absenter de leur empathie, se retrancher dans leur jugement politique, me ranger dans une case bien rangée de leur analyse politique, celle de « socio-démocrate anti-casseurs ». De traître. Je ne leur ai donc rien dit de mes blessures. J’ai senti que mon malaise n’était pas politiquement correct. Il ne correspond pas à l’idéologie officielle. Tant pis, ils oublieront sans difficulté mon malaise. Et moi, leur idéologie ?
Suite à Strasbourg nous sommes quelques un-e-s à avoir créé localement un "groupe de soutien mutuel" pour pouvoir se soutenir et se renforcer suite à des manifestations, actions, contrôles de police, et autres situations vécues comme violentes ou choquantes, qui peuvent parfois nous laisser "KO", sur la touche, nous détruire et nous paralyser. Parce que si nous voulons pouvoir faire durer nos engagements et être fort-e-s ensemble, il est important de prendre soin les un-e-s des autres. Face à la violence de la police -et de quelques militant-e-s sans scrupule, cela nous semble nécessaire pour survivre et continuer à combattre.